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Le Réveil d'un Dieu (Part 1.) : La Péninsule des Abîmes Le Réveil d'un Dieu (Part 2.) : Le Mystère des Sentiments

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Le Réveil d'un Dieu (Part 1.) : La Péninsule des Abîmes

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La Péninsule de Abîmes

 

Loneron étudia la carte du Liacar attentivement. Celle-ci n’était pas complète, pensait-il : il manquait beaucoup de parcelles inconnues du monde. Des zones d’ombre que l’Empereur espérait un jour découvrir.

Il figea son attention sur un lieu en particulier. Une île, éloignée des continents. Il planta un couteau tout près et dit d’une voix rauque et autoritaire :

—    Le Rivage maudit. La Péninsule des Abîmes.

—  Êtes-vous certain que c’est une bonne idée, votre grandeur ? s’enquit son conseiller, Elneiros.

Elneiros était un jadis elfe de la Lune, et qui avait été relevé par Loneron lorsque celui-ci avait été assassiné par les humains d’Argana. Il avait longtemps servi l’Empereur en tant que stratège, et Loneron remarqua sa grande intelligence ainsi que ses tactiques redoutables. Il l’engagea alors dans le cercle restreint de ses conseillers.

L’Empereur hocha la tête sans hésitation et rajouta :

—    Orvenum se doit de grandir. Nous devons prouver notre domination sur ces… humains.

—   Vous voulez plutôt dire… les vivants ? nous comportons des humains parmi nos rangs.

—   Ils ne le sont plus. Ce sont désormais des morts. Mes soldats.

Loneron referma la carte d’un geste sec, froissant le papier qui crépita sous la pression de ses doigts. Elneiros sentit la colère qui bouillonnait dans les veines de l’Empereur. Il s’approcha de lui pour poser sa main sur son épaule et lui assura :

—   Nous n’avons pas besoin de cela pour qu’Orvenum grandisse. Nous avons vous.

—   Non…, Elneiros, tu ne comprends pas. Mon-…

Une douleur indescriptible pulsa au creux des côtes de Loneron. Il se pinça les lèvres et poursuivit d’une voix plus sombre :

—   … frère ravage nos terres. Il permet aux humains de trouver une faille parmi nos rangs.

—   Tout comme il décime les humains, riposta Elneiros.

—   Ils sont en train de forger des alliances. De s’allier entre peuples d’Argana. Si nous n’agissons pas maintenant, nous serons acculés par plusieurs armées venues des quatre coins d’Argana. Et mon frère ralentit notre conquête.

—   Alors pourquoi ne pas simplement arrêter votre frère ?

—   Est-ce que vous savez comment arrêter une banshee ?

Elneiros secoua négativement la tête et admit :

—   Non, il est vrai. J’ignore comment peut-on contenir un spectre en cage. A moins d’utiliser les arcanes, je suppose. Ou votre magie.

—   J’ignore encore comment faire.

Loneron soupira et poursuivit d’un ton las :

—   Et cela ne résout pas le premier problème.

Il dressa les yeux vers la tête coupée d’un Seigneur. Thadeus, un ancien et puissant Seigneur des terres de Lorvanen, une région qui appartenait à Argana avant d’être conquise par Loneron. Il s’était battu contre Thadeus, et célébra sa victoire en scindant sa tête de son corps et en l’accrochant au-dessus du trône, celui qui avait appartenu au Seigneur, et qui appartenait désormais à l’Empereur d’Orvenum. Thadeus était symbole de pouvoir et de puissance au sein d’Argana : l’assassiner démontrait ainsi qui était Loneron, un puissant hérault de la Mort ténébreuse, du Dieu Nohömys.

La gorge de l’Empereur se noua : l’idée d’être vaincu par les Arganiens l’angoissait et l’irritait à la fois. Ce serait une honte pour lui, un échec cuisant pour son peuple, son devoir, ses conquêtes, sa vengeance. Que penserait le Dieu Nohömys s’il apprenait que son hérault avait échoué ? que lui ferait-il subir pour le punir ?

 

Loneron soupira puis retira le couteau et rangea la carte dans une sacoche accrochée à sa ceinture. Elneiros étudia ses moindres mouvements et le prévint :

—   Le Rivage Maudit est réputé pour être dangereux, votre grandeur. Je dirais même, mortel.

—   Nous sommes immortels, Elneiros, riposta Loneron d’une voix froide. Et nous ne craignons pas le danger.

—   Mais ce… Narshka. Pensez-vous que nous parviendrons à le trouver ? à le faire revenir parmi les limbes de ce monde ?

—   Nous devons essayer. Pour Orvenum. Avec un Dieu supplémentaire à nos côtés, nous serons redoutables.

—   Pensez-vous que ce soit vraiment un Dieu ? ce n’est qu’une légende. Beaucoup pensent aussi qu’il s’agit simplement d’un ange déchu.

—   Un simple ange déchu n’aurait pas la puissance de corrompre un monde entier, répliqua-t-il.

Les yeux de l’Empereur lorgnèrent sur le second trône qui avoisinait le premier, celui qui était destiné à la jadis femme du Seigneur Thadeus, Margon. Loneron ne l’avait pas épargnée lors de sa conquête de ce château : alors qu’il avait assassiné le Seigneur, Margon avait hurlé d’horreur. Pour écourter ses souffrances, Loneron avait tranché sa gorge et l’avait ensuite laissé convulser dans son propre sang.

L’Empereur n’avait pas d’épouse. Pas de femme qu’il aimait. La glace qui enveloppait son cœur l’empêchait d’éprouver une once de sentiment d’amour, même si parfois il rêvait retrouver la chaleur d’une passion mutuelle.

Il se ressassa les caresses de sa femme, lorsqu’il était vivant. Irnaha, une elfe du Soleil, et la seule femme que Loneron avait réellement aimé. Il sentit un frisson agréable longer son échine et se répandre dans tout le reste de son corps, comme s’il pouvait encore sentir sa présence. Il tremblota, soupira puis frotta son visage d’un geste désespéré : tout ceci était un passé lointain, à son plus grand regret.

—   Votre grandeur ? s’inquiéta Elneiros qui le dévisageait.

L’Empereur secoua la tête énergiquement puis se saisit de son épée runique qu’il rangea dans son fourreau.

—   Pouvez-vous encore aimer ? s’enquit le conseiller.

—   Non, répondit Loneron en mentant.

Bien sûr qu’il pouvait encore aimer : il le savait. Sa condition de non-mort supérieure lui permettait de ressentir les émotions, les sentiments et les plaisirs. Mais il préférait renier tout ceci : selon lui, la passion le ralentirait et entraînerait la chute de son Empire grandissant.

Elneiros plissa le regard, perplexe, mais se retint de tout commentaire. Il laissa alors l’Empereur seul et l’attendrait pour embarquer vers le Rivage Maudit.

 

Une fois seul, Loneron prit une profonde inspiration avant d’expirer lourdement. Il laissa ses épaules s’affaisser et sa tête basculer en arrière. Tout ceci devait fonctionner. Pour Orvenum. Pour son Dieu, Nohömys. Pour lui-même.

Cependant, une larme taquina le coin de son regard et s’écoula lentement le long de sa tempe. Un doute le préoccupa : Irnaha serait-elle fière de lui si elle était encore vivante ? La réponse était bien évidemment évidente pour Loneron : non, elle aurait même eu peur de lui, selon lui, et l’aurait fui. Il était passé de l’elfe bienveillant et protecteur à un bourreau meurtrier et cruel, d’un père de famille aimant et tendre à un criminel du monde, sanguinaire et apathique. Mais son destin était désormais lié à la Mort ténébreuse : il était quelqu’un d’autre, et assumerait son nouveau rôle jusqu’au bout.

 

***

 

Après près d’un mois à traverser la mer de Morgoth, le navire de Loneron arriva tout près de la Péninsule des Abîmes. L’Empereur vit au loin d’épais nuages foncés surplomber l’île, zébrés d’éclairs qui chatoyaient d’éclats blancs dans l’obscurité. Le murmure des esprits était intense en ces lieux, et se faisait de plus en plus oppressant au fur et à mesure qu’ils s’approchaient du rivage.

Elneiros se dressa aux côtés de Loneron, les mains jointes derrière le dos, la tête haute. Bien qu’il craignait d’aborder le Rivage Maudit, il octroyait une confiance aveugle en Loneron. Il était, selon lui, comme un guide ténébreux, un modèle qu’il admirait et qu’il suivrait fidèlement durant toute sa non-vie.

—   Au moins ce qui est pratique avec une équipe de morts-vivants, c’est que l’on ne doit pas transporter de nourriture, ni de quoi boire, plaisanta Elneiros. Le voyage a pu être ainsi plus rapide que prévu.

Loneron acquiesça et offrit un bref sourire à son conseiller. L’état de mort-vivant de ses soldats le préoccupait cependant : ils ne pouvaient plus rien ressentir, ni même la simple caresse du vent sur leur carcasse. Il savait que, d’ici quelques années, ses habitants morts-vivants seraient las de vivre dans le vide, sans plaisir, sans ressentis ni émotions. Il avait la ferme conviction de trouver une solution pour palier à cela, mais il ignorait encore comment.

 

Il lorgna son regard derrière lui, et observa ses prisonniers, tous ligotés près du mât d’artimon. Il les compta, un par un. Douze.

—   N’en fallait-il pas six, seulement ? s’enquit Elneiros en suivant le regard de Loneron.

—   On ne sait jamais si certains meurent durant le voyage, répondit celui-ci. Il nous les faut vivants pour le sacrifice.

Il croisa le regard larmoyant d’une jeune femme, qui devait à peine avoir vingt ans. Elle était de sang innocent, tout comme les onze autres individus qui l’accompagnaient. Elle était une couturière, une artisane et une vierge. Ses yeux bleus dévoilaient toute la pureté de son âme, comme deux éclats célestes parmi l’obscurité régnante autour d’eux.

Il fronça les sourcils et s’approcha d’elle, lentement, tout en ne la quittant pas du regard. Une fois à son niveau, il s’accroupit et continua à l’observer droit dans les yeux. La jeune femme en fit de même, coriace, bien que tremblante comme une feuille d’automne. La peur, mêlée à une lueur de défi, suintait dans son regard rougi par ses nombreux pleurs.

L’Empereur dressa son index pour effleurer la joue de la jeune femme. La tendresse de celui-ci l’ébranla, les yeux arrondis et le souffle brièvement coupé. Mais elle reprit rapidement sa mine refrognée et cracha :

—   Vous n’êtes qu’un monstre….

Sa voix était cassée, sèche, trompant la déshydratation de la jeune femme après un long voyage sans avoir reçu assez d’eau, ni de nourriture.

Loneron pencha la tête sur le côté et laissa un silence peser entre eux. La jeune femme se débattit contre ses cordes, comme si elle voulait frapper l’Empereur. Son doux visage s’assombrit pour arborer des traits colériques. Ses yeux azurés s’embrumèrent. Son corps se mit à trembler un peu plus. Des larmes coulèrent timidement sur ses joues, la déshydratation l’empêchant de sangloter davantage.

—   Je ne veux pas mourir…, murmura-t-elle d’un ton frêle.

Loneron se pinça les lèvres et glissa ses doigts sur la nuque de la jeune femme, sous ses longs cheveux blonds échevelés et sales. Elle se figea. Sa respiration devint difficile.

Il massa tendrement ses muscles et lui susurra :

—   Ce sera rapide. La Mort n’est pas aussi cruelle qu’on le pense. Tu iras te lover dans un havre de paix éternel. Loin de ce monde corrompu qui ne mérite pas une âme innocente comme la tienne.

La douceur de la voix de l’Empereur était déroutante. La jeune femme voulut pleurer davantage. Elle se mit à convulser, les joues rouges, les yeux plissés par le chagrin.

Loneron n’était pas indifférent à la détresse de sa victime. Chaque vie innocente qu’il écourtait lui provoquait une douleur au cœur. Une douleur vive qui s’intensifiait de plus en plus. Mais la froideur et la cruauté de son âme entraient en collision avec ce restant de douceur en son essence, et prenaient le dessus pour faire de lui le monstre que tous craignaient.

Malgré cela, il prit tendrement la jeune femme dans ses bras et lui offrit une étreinte. Elle nicha sa tête contre l’épaule de son bourreau : c’était le dernier geste de tendresse qu’elle recevait avant un long voyage vers l’inconnu.

Il glissa ses doigts dans la chevelure dorée de la jeune femme et se perdit dans ses gestes. Pendant un bref instant, il avait la sensation de la prendre dans ses bras. Elle. Irnaha. Sa femme, qui n’appartenait plus à ce monde depuis fort longtemps. Il effleura la joue de sa victime d’un délicat baiser en fermant les yeux et expira un plaisir singulier. Le plaisir d’effleurer une peau douce du bout de ses lèvres. Celle d’une femme. Celle qu’il aimait. Il poursuivit ses baisers jusqu’à atteindre celles de la jeune femme, qui eut un mouvement de recul.

Loneron écarquilla les yeux et se pétrifia. Son cœur battit la chamade au creux de sa poitrine. Ses tripes se nouèrent douloureusement. Sa gorge se serra. Elle l’observait d’un air effrayé et ébahi à la fois, la bouche entrouverte.

—   Votre grandeur, appela Elneiros, vous devriez venir voir.

L’Empereur scruta une dernière fois sa victime puis secoua énergiquement la tête avant de se lever. Il rejoignit son conseiller qui pointa l’horizon du doigt. Loneron s’appuya contre la rambarde et découvrit plusieurs spectres voguer dans les vagues, près du bateau.  Il fronça les sourcils, intrigué, et les étudia quelques instants.

—   Qui sont-ils ? s’intrigua Elneiros.

—   Sûrement des âmes déchues, répondit Loneron. Des individus qui ont tenté d’aborder la Péninsule des Abîmes. Et qui ont succombé à une mort terrible.

—   Des légendes racontent qu’un Dieu des Abysses mystérieux, du nom de Morgoth, est venu hanter les lieux, profitant des âmes crédules pour s’en abreuver, raconta Balvara, un des plus grands soldats de l’armée de l’Empereur.

—   Et vous croyez en ces légendes ? s’enquit Loneron en observant son soldat.

Celui-ci haussa une épaule et répliqua :

—   Je n’en sais trop rien. Après tout, c’est une mer éponyme, à son nom.

L’Empereur observa longuement Balvara, qui lui offrit un timide sourire. Après tout, il avait peut-être raison ; peut-être que tout ceci était l’œuvre d’un Dieu des Abysses. Cela y ressemblait, en tout cas, pensa Loneron.

 

Alors qu’il se décolla de la rambarde, quelque chose heurta violemment le navire. L’Empereur perdit l’équilibre et tomba par terre. Il se redressa rapidement, aux aguets.

—   Qu’est-ce que ceci ?! craignit un autre soldat.

Tous regardaient par-dessus bord. Loneron en fit de même. Des mains, noires aux lueurs spectrales, touchaient le navire et le faisaient tanguer. Certains d’entre eux s’appuyèrent sur leurs camarades pour s’extirper de l’eau, et formèrent une chaîne pour accéder au bateau.

Les soldats assénèrent plusieurs coups violents vers ces étranges spectres obscurs, mais ceux-ci se regénérèrent aussitôt. L’un d’eux parvint à percer les défenses et se rua sur les prisonniers. Mais Loneron réagit rapidement en envoyant un trait nécromantique sur le fantôme, le faisant disparaître dans un long cri lancinant et horrifique.

—   Ils ne nous attaquent pas ?! s’étonna Balvara en plein effort pour repousser les spectres.

—   Ils sont là pour les vivants, pas pour les morts, répondit l’Empereur.

Il déploya une soudaine aura nécromantique, et l’étendit sur tout le navire. Les otages, pris dans ce linceul de Mort, eurent le vertige, et fermèrent les yeux en s’écroulant les uns sur les autres.

—   Votre grandeur, les prisonniers ! gronda Elneiros.

Loneron riva son regard sur eux puis écarquilla les yeux. Il cessa aussitôt son aura nécromantique. L’attaque des spectres s’intensifia.

—   Tenez jusqu’à ce que nous abordons le rivage ! ordonna Loneron. Et protégez les vivants !

Les soldats continuèrent à défendre le navire. Mais beaucoup de fantômes parvinrent à percer les défenses. Loneron les décima, un à un, avec ses pouvoirs. Mais l’un d’eux, plus rapide, sauta sur un des prisonniers. L’Empereur le décima, lui ainsi que le vivant. Il jura à voix basse, le poing serré, avant de reprendre ses efforts.

L’attaque dura de longues minutes, le navire étant ralenti par les mains des spectres, avant d’atteindre le rivage. Le bateau heurta violemment le sable et s’y enfonça légèrement. La plupart des soldats et Loneron, chutèrent. Les spectres, quant à eux, fuirent les terres en poussant des cris aigus.

L’Empereur se frotta le visage, exténué. Il avait beau être le hérault du Dieu Nohömys, sa condition faisait qu’il pouvait ressentir la fatigue ainsi que la douleur. Malgré l’épuisement qui pesait sur lui, il se redressa et indiqua à ses soldats d’un ton autoritaire :

—   Prenez les prisonniers avec vous. Et suivez-moi.

—   Votre grandeur, interpela un soldat. Que faisons-nous des morts ?

—   Combien y’en a-t-il ?

—   Quatre, votre grandeur.

Loneron expira nerveusement. Il dodelina de la tête puis répondit :

—   Laissez-les sur le navire. Prenez les vivants.

Quatre morts : cela ne plaisait pas à l’Empereur, qui craignait que les huit autres otages ne tiennent pas le coup, le temps qu’ils trouvent le lieu où était enterré Narshka.

 

Loneron descendit en premier du navire, suivit de près par Elneiros. Le sable était étrangement froid. L’air était saturé de sel. L’Empereur grimaça et commença à marcher pour s’enfoncer dans les terres.

Il n’y avait aucune végétation sur l’île, seulement des arbres morts et desséchés, qui menaçaient de s’écrouler si on les touchait. Des os d’animaux arpentaient également les terres et, à la plus grande surprise de Loneron, ils découvrirent également des carcasses humanoïdes.

—   Vous pensez que certains ont déjà réussi à trouver Narshka… ? s’enquit Elneiros.

Loneron fronça les sourcils et répondit :

—   Le réveil d’un Dieu ne passe pas inaperçu.

En réalité, il craignait que son conseiller ait raison : et si Narshka avait déjà été découvert ? beaucoup convoitaient le corps de ce Dieu, car des légendes racontaient que le sang divin pouvait permettre à des mortels d’atteindre l’immortalité s’ils s’en abreuvaient. Et cela en faisait rêver plus d’un, car beaucoup craignaient la Mort.

Loneron mit un léger coup de pied dans la carcasse d’un d’eux pour l’étudier. Celle-ci était très fragile et semblait aisément succomber aux moindres pressions opérées sur elle.

—   Elle est vieille, constata-t-il. Continuons.

L’escorte poursuivit leur route. Tout était sombre. Mort. Abandonné. Même les décombres que Loneron laissaient derrière lui ne paraissaient pas aussi lugubres.

 

Ils tombèrent sur plusieurs corps pendus à une corde, accrochés à des arbres qui semblaient plus robustes que les autres. L’Empereur fronça les sourcils, intrigué. Il y avait encore de la chair sur ces dépouilles, que les corbeaux picoraient sans retenu.

—   Ne craignez-vous pas que nous soyons en danger… ? demanda Elneiros.

—   N’oublie pas, Elneiros… aux yeux des vivants, nous sommes le danger, répondit Loneron.

Il planta son index ainsi que son annuaire dans la chair décomposée d’un des cadavres puis huma le sang qui maculait le bout de ses doigts. Il grimaça et constata :

—   Cela fait cinq jours qu’ils ont été pendus.

—   Cinq jours… ? s’étonna le conseiller.

—   Protégez les vivants, ordonna Loneron. Nous sommes certainement à quelques pas de notre destination. Et nous ne sommes peut-être pas seuls.

L’Empereur dut redoubler d’efforts à l’égard des obstacles qui se dressaient face à lui : des dépouilles, encore, mais aussi des arbres qui se sont écroulés, des vestiges d’affaires de ceux et celles qui étaient venus sur cette île.

—   Pourquoi six innocents ? demanda Elneiros.

—   D’après mes recherches, il y aurait deux potentielles raisons, expliqua Loneron en gardant les yeux rivés sur l’horizon. La première, ce serait un chiffre qui représenterait chaque membre des Dieux primordiaux, les Ordaenys.

Il énuméra chaque Dieu appartenant au cercle des Ordaenys ainsi qu’à ce que ces derniers correspondaient : Klaë, le Dieu des Eaux, des Mers et des Océans. Arnavä, la Déesse de la Nature et de la Moisson. Isanâa, la Déesse de la Vie, de l’abondance et de la Fertilité. Chlovon, le Dieu de la Mort et du Repos. Lunayia, la Déesse de la Lune, et enfin Clarano, le Dieu du Soleil.

—   Mais je crois davantage à la seconde version, poursuivit l’Empereur. Celle des six Dieux Occultes.

Les Dieux Occultes étaient des Dieux terrestres qui refusaient d’obéir aux lois célestes. Ils étaient généralement proches des mortels, et étaient régis par leurs propres lois.

—   Chaque sacrifice… représenterait un Dieu occulte. Cinq qui assistent… et une qui orchestre le rituel. Selon ce que j’ai pu trouver, il s’agirait de Drakhna, la Déesse du Sang et du Sacrifice, qui aurait alors forgé ce rituel pour protéger Narshka de la convoitise des mortels ainsi que des Ordaenys.

—   Déesse du Sang et du Sacrifice… cela sonne très lugubre comme titre, plaisanta Elneiros.

Loneron dodelina de la tête puis riva son regard sur les innocents, portés dans les bras de ses soldats. Il revint ensuite sur l’horizon qui s’assombrissait davantage au fur et à mesure qu’ils s’enfonçaient dans les terres.

—   Ne pensez-vous pas que la Déesse nous attaquerait si elle apprenait qu’on essaie de faire revenir Narshka ? s’enquit le Conseiller.

L’Empereur remua mollement la tête et répondit :

—   Je ne l’espère pas.

C’était un fait auquel il n’avait pas réfléchi au préalable. Et si la Déesse Drakhna pointait le bout de son nez pour empêcher Loneron et son escorte d’accomplir le rituel ? L’angoisse s’empara de lui : il avait beau être puissant, il ne l’était pas assez pour pouvoir faire face à une Déesse. De plus, rien n’assurait que Narshka accepterait de se ranger à ses côtés. Mais peu importe : il était trop tard pour rebrousser chemin.

Il serra les poings puis effleura le pommeau de son épée rangée dans son fourreau. Narshka était son seul espoir pour pouvoir faire d’Orvenum un Empire grandiose et redoutable, que les Arganiens, voire le monde entier craindraient. Si tous ses plans échouaient, il n’aurait pas d’autres choix que de s’abandonner à la Mort, et rejoindre les bras de son Dieu, car il ne supporterait pas de porter le fardeau d’une si terrible défaite.

 

Bien deux heures s’écoulèrent. Ils firent face à une colline où se déployait un maigre faisceau lumineux et bleu pâle. Loneron et ses soldats gravirent cette colline sans trop de mal puis arrivèrent devant un lieu aussi mystique que lugubre.

Un cercle immense était situé au-milieu, fait de pierres noires et gravé d’une immense étoile ainsi que des symboles tout autour. Au milieu se situait un nouveau cercle d’où se déployait la maigre lueur azurée. Des cadavres arpentaient les alentours, et une forte odeur de charogne taquina le nez de Loneron, qui grimaça avant d’avancer.

Il étudia davantage les dépouilles : beaucoup étaient démembrés, et du sang continuait à maculer les lieux.

—   Qui aurait pu provoquer un tel massacre ? s’inquiéta Elneiros.

—   Drakhna, pensa Loneron.

Il ordonna à ses soldats de placer les huit victimes près du cercle, ce qu’ils firent sans plus attendre. Six d’entre eux étaient au bord du précipice, les yeux à moitié clos, le teint livide et les cernes creusés. Les deux autres, dont la jeune femme, tremblaient de peur en gardant les paupières closes, et priaient en silence ; ils semblaient pleinement conscients contrairement aux six qui mourraient à petit feu.

—   Et pourquoi… aurait-elle fait cela ? pour empêcher de libérer Narshka ? se soucia le conseiller.

Loneron haussa simplement les épaules et resta silencieux. Il ne voulait pas se concentrer sur les éventuels problèmes qu’ils rencontreraient : il valait mieux se focaliser sur le rituel, et faire en sorte qu’il se déroule le mieux que possible.

 

Il extirpa un orbe hexagonal noir de sa poche et l’étudia un instant. Il l’approcha de la source bleu pâle, et l’orbe se mit lui aussi à luire d’une même couleur. Elneiros arqua un sourcil et interrogea :

—   Qu’est-ce que c’est ?

—   Selon les mêmes recherches, il s’agirait de sang coagulé de Narshka, que quelqu’un a taillé pour ce rituel. J’ignore cependant qui est ce quelqu’un. Il existe plusieurs orbes de la sorte, semblerait-il. Et il est nécessaire d’en avoir un pour que le rituel se déroule correctement.

Cependant, il ignorait comme le placer. Il soupira puis le tendit davantage vers le flux bleu pâle, qui s’intensifia abruptement lorsque l’orbe se trouva en son centre. Un faisceau lumineux plus puissant naquit alors du cercle pour percer les nuages noirs des cieux. La lumière prit des teintes plus sombres et violacées, ce qui intrigua l’Empereur, qui l’observa un instant avant de tourner la tête vers les victimes.

Il les inspecta, un à un, jusqu’à ce que son regard croise celui de la jeune femme. Ses yeux cérulés le suppliaient en silence, ses joues rougies trahissaient encore sa peur ainsi que son chagrin. Il n’aimait pas la sensation de vulnérabilité qu’il ressentait lorsqu’il l’observait dans les yeux, comme si elle seule pouvait être capable d’influencer son cœur.

Il s’accroupit à son niveau et continua à la regarder sans vaciller. Elle en fit de même, et remua les lèvres comme si elle désirait émettre quelque chose de sa bouche. Mais aucun son ne s’en déploya, si ce n’était qu’un petit sifflement aigu. Sa déshydratation était telle qu’elle ne survivrait pas à un second voyage.

Il effleura sa joue du bout de ses doigts et, contre tout attente, elle la blottit contre la paume de Loneron en fermant les yeux. Elle tremblait comme une feuille. Il pouvait sentir sa haine, mais aussi un semblant d’amour, comme si son désespoir était tel qu’elle était prête à accepter la tendresse de son bourreau. Elle resta ainsi, la joue collée à la main de Loneron, le souffle de plus en plus lent.

Il décrocha une gourde d’eau de sa ceinture, près de sa sacoche où se trouvait la carte, et l’ouvrit pour poser le goulot sur les lèvres parcheminées de sa victime. Elle entrouvrit la bouche et but une gorgée généreuse d’eau, avant de soupirer de soulagement lorsqu’il retira la gourde.

—   Votre grandeur, appela Elneiros.

Loneron se redressa tout en continuant à la scruter, puis daigna enfin la quitter du regard pour observer ses sept autres victimes. Il choisit ceux et celles qui paraissaient les plus proches de la Mort, et indiqua à ses soldats où les placer sur le cercle.

Par acquis de conscience, il retourna la jeune femme ainsi que l’autre victime pour qu’ils ne soient pas témoins du massacre. Il ignorait pourquoi un tel élan de bienveillance l’éprenait alors qu’il s’apprêtait à ôter la vie de six innocents. Cela le rebutait, d’autant plus qu’il avait l’impression que la présence de la jeune femme, son regard, l’attendrissait.

Il grogna discrètement puis se dressa face à ses soldats, qui avaient tous une dague à la main, placée sous le menton des victimes. Chacune d’entre elles avaient la tête baissée et peinaient à respirer. Aucune larme, ni cri de rage : seul le désespoir pesait sur les lieux. Certains fermèrent les paupières pour lancer une dernière prière aux Dieux, en espérant que leurs âmes soient sauvegardées, et envoyées dans un endroit plus paisible, loin de la cruauté régie sur Liacar.

 

Loneron hocha la tête. Les coups fusèrent. Les gorges déversèrent une fontaine de sang. Les soldats placèrent la plaie des victimes par-dessus un creux qui nourrissait le symbole du liquide carmin. Les victimes convulsèrent, retenues par la force surhumaine des soldats, avant de succomber à la Mort.

Un souffle lugubre caressa le rituel avant que le symbole se mit à luire. Les bordures s’ouvrirent à partir du centre et laissèrent découvrir un trou béant. Les soldats retinrent les victimes, mais les lâchèrent aussitôt lorsque Loneron le leur ordonna. Les dépouilles tombèrent sur le sol au fond du trou en faisant un bruit sourd.

Puis un silence.

Le calme.

Alors qu’Elneiros s’apprêta à parler, Loneron l’interrompit en lui indiquant de se taire. Il extirpa un nouvel orbe de sa sacoche, plus petite, rayonnant une lumière blanche aux reflets dorés. Cette lueur transpirait de Vie. Les yeux des soldats se rivèrent dessus, comme un flux d’eau parmi les sables d’un désert aride.

—   Votre grandeur…, souffla Elneiros d’un air ébahi.

Cet orbe était tout ce dont recherchaient les morts-vivants : la Vie. Mais l’Empereur le garda précieusement dans son poing et ferma les yeux avant de prier. Il implora la bénédiction de son Dieu avant de jeter le joyau dans le trou béant en murmurant :

—   Nohömys t’appelle….

Les soldats suivirent du regard cet orbe précieux. L’un d’entre eux, désespéré de retrouver la Vie, se jeta dessus en plongeant dans le trou béant. Mais Loneron le décima avant même qu’il puisse atteindre le sol. Il jura à voix basse, les dents serrées.

Un nouveau silence.

Rien.

 

Un soupir dépité s’échappa de la bouche de l’Empereur. Il ferma les yeux et leva la tête vers le Ciel. Il sentit une goutte de pluie heurter son front et l’essuya lentement pour l’étudier d’un air intrigué.

Cette eau n’était pas normale : elle était regorgée d’une substance de Vie. Il sentit son corps vibrer, frissonner, lorsque d’autres gouttes tombèrent sur son corps. Le corps des morts-vivants se regénérèrent sous l’influence de cette pluie mystique, et ces derniers la célébrèrent en hurlant de joie, en chœur. Ils se sentirent plus proches de la Vie. Plus vivants.

Loneron savoura malgré tout cet instant, sentant le pouvoir de son Dieu le submerger jusqu’à ses os. Nohömys, malgré le fait qu’il représentait la Mort ténébreuse et infernale, avait en lui quelques pouvoirs liés à la Vie. Il était l’incarnation d’un Cycle nouveau, d’une Mort et d’une Vie qui entraient en parfaite harmonie.

Tout à coup, un grognement retentit au fond du trou béant. L’Empereur figea son attention dessus, les sourcils froncés, et la joie des soldats se tut. Quelqu’un grimpa la terre qui façonnait la cavité. Des griffes, noires comme le charbon, se plantèrent sur la pierre du cercle. Loneron s’empressa d’aider l’individu en question à s’extirper de sa prison.

Les yeux des soldats s’écarquillèrent. Ceux de Loneron scintillèrent d’émerveillement. L’individu en question avec des yeux rouge-violet luisants et perçants comme des billes de lumières mystiques, deux cornes majestueuses et noires façonnèrent une spirale, deux autres cornes, plus petites, agrémentèrent la couronne qui surplombait sa tête. Des cheveux longs et bouclés dissimulèrent des oreilles pointues. Des dents acérées accompagnées des lèvres pâles. Sa peau était d’un violet fade, presque grise. Il était d’une beauté divine qui étonna les morts-vivants aux alentours, et était grand et étonnamment musclé pour quelqu’un qui avait sommeillé pendant plusieurs siècles.

Un grand sourire illumina le visage blafard l’Empereur et, d’un ton solennel, il accueillit le nouveau venu :

—   Bienvenu parmi nous, Narshka.

Il tira ensuite une révérence, que ses soldats suivirent sans plus attendre. Narshka les observa et prit une profonde inspiration pour emplir ses poumons de l’air frais des environs. Il expira paisiblement, un sourire aux lèvres, et bénit ceux et celles qui l’avaient réveillé d’un très long sommeil. Loneron et ses hommes mirent un genou au sol, et implorèrent le Dieu, qui accepta de suivre l’escorte et de les accompagner jusqu’en Orvenum.

 

 

 

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